|
|
|
|
|
Ursli ton avenir
Par Serge Desarnaulds.
(photographie Denis Ponté)
Schellen-Ursli est un ouvrage de Selina Chönz, illustré par Aloïs Carigiet et traduit en français par Une cloche pour Ursli dans la version due à Maurice Zermatten (Jean des Sonnailles, selon le titre initial choisi par ce poète valaisan) ; ce livre a pour sous-titre « Ein Engadiner Bilderbuch » (un livre d’images de l’Engadine). Selon des spécialistes de la littérature destinée aux enfants, le garçonnet montagnard nommé Ursli (petit ours) a été comparé à Heidi au point d’en faire l’alter ego de l’héroïne appartenant au roman de Johanna Spyri. Si les apparences peuvent le laisser croire, Ursli se distingue nettement de Heidi et n’est pas, à mon avis, cet autre moi-même de la fillette.Toutefois, il est utile de mettre ces deux personnages face à face, car le second ouvrage, écrit en 1945, éclaire le premier, soixante-cinq ans plus tard, par des aspects thématiques dont le rapprochement étonne le lecteur.
L’apparence de l’alter ego réside extérieurement dans le succès de vente de ces ouvrages, puisque Schellen-Ursli comptait en 2006 sa vingt-cinquième édition en allemand et sa dixième édition en français deux ans auparavant. Le livre a été traduit en outre dans les deux autres langues nationales helvétiques, l’italien et le romanche ; il existe de surcroît en anglais, en suédois et en japonais.
Une seconde apparence, plus intérieure, de l’alter ego se déduit du constat que les deux histoires se passent dans le canton des Grisons ; une troisième apparence se rencontre sur un plan fictif par le fait du transfert d’une construction mentale sur une réalité matérielle, tel un appui de vérité. Heidiland a sa correspondance géographique dans le Chemin de Ursli, un itinéraire pédestre que le touriste emprunte lorsqu’il se rend à Guarda, non loin de Scuol-Tarasp
ou à Saint-Moritz (via Uorsin).
L’identification au sens de la perception de ce qui définit quelqu’un ou quelque chose s’arrête à ces trois apparences. L’habitation de Heidi dans notre imaginaire repose principalement sur une espièglerie première, sur une douceur et une candeur foncières qui font de la fillette une enfant sans conscience d’elle-même par sa liberté de parole et la générosité de son coeur. C’est une enfant appelée à transformer par son indépendance toute la petite société qu’elle fréquente, notamment le grand-père et la grand-mère, tant l’héroïne est portée par sa disponibilité intuitive, par une faculté renouvelée de l’accès immédiat à l’extraordinaire en toutes choses. Cette orpheline est agie par une philosophie du lien entre les êtres, en particulier entre les générations (ainsi que le montre sa présence si impérative aux vieillards avant son départ et après son retour).
Ursli est un voisin bien différent de Heidi. Celle-ci ne connaît pas d’opposition fondamentale venant d’elle-même, sinon par un déplacement inconscient apparaissant dans la pathologie de son somnambulisme. Heidi s’abandonne à la transparence que la nature environnante lui communique. Au contraire, Ursli subit une morsure vive que lui révèle sa conscience de soi. Il ressent sa fragilité et il pressent son avenir. La petite société fréquentée par Ursli, notamment ses copains traités de garnements, ses parents affolés par la disparition de leur fiston chéri, n’ont d’intérêts que pour lui. Seul compte son intégration au groupe de lurons branlant les cloches, seul importe son développement affirmant sa croissance, c’est-à-dire son évolution au regard de parents instinctivement compréhensifs et affectueux (ils ne le grondent pas, au contraire ils le gâtent au retour de sa fugue, par la confection d’un jouet et la préparation d’une gourmandise).
Dans cette modalité de la perception de soi d’Ursli et de l’inconscience de soi de Heidi, nous « installons » Heidi dans un intemporel fondant le temps : partir et revenir sont des mouvements qui signalent le changement de mode de vie entre la campagne et la ville ; l’aller-retour ne modifie pas l’environnement (l’intact de la nature et l’éclatement citadin) à l’inverse des individus contaminés par la fillette mouvante et immuable, ces êtres une fois approchés qui se transforment. Nous situons Ursli, lui, dans un temporel fondant l’intemporel, puisqu’il est l’un des acteurs des cérémonies propres aux Calendes antiques de Mars, c’est-à-dire l’artisan du passage des saisons, de la disparition de l’hiver et de l’émergence du printemps. Du point de vue sexuel, le temps de la germination est arrivé et les surveillants de la vie psychique et biologique n’ont pas manqué de relever le conflit du petit phallus d’enfant face à l’organe adulte mûr pour la fécondation, angoisse particulière au monde obsessionnel masculin, terreur de l’origine et des fins de la procréation.
Il est dit dans le texte allemand qu’Ursli est « ein Bergbub wie ein kleiner Mann » (traduit en français avec une nuance d’activité : « Ursli travaille comme un petit homme ». En vérité, il est un petit garçon auquel le vieil oncle Gian ne donnera qu’une ridicule clochette en guise de sonnailles pour éloigner la sombre saison.
Il n’obtiendra pas de friandises lorsque les enfants à la queue leu leu pénétreront dans les maisons pour chasser les mauvais esprits. Les poches vides, Ursli attendra dehors, dans le froid et les grands se moqueront de lui, ils diront: « Der Schellenursli, der bist du ; beim Umzug wird der letzte sein der Schellenursli ganz allein ! » (Ursli à la clochette, tu seras le dernier au cortège, tout seul avec ta clochette !)
Enfant humilié, enfant décidé ; enfant réveillé, enfant évadé. Souffrir et grandir par la provocation publique et la reconnaissance sociale, tel est le lot du commun des mortels.
Heidi n’appartient pas à ce monde cruel et créateur. Voilà pourquoi elle peut passer pour une figuration idéale, une préfiguration de la représentation fiduciaire.
La conjonction thématique entre les deux ouvrages dont les illustrations témoignent en partie (mais assez discrètement) s’énonce par les quatorze éléments suivants appartenant à la beauté du paysage et au cadre d’existence sociale de Ursli (a). Heidi compte autant de chapitres (b). Il faut reconnaître cependant que le triptyque de G. Segantini, La vie, La mort, La nature, chef- d’œuvre exposé au musée de Saint-Moritz, en dira plus long que tout commentaire.
Le soleil et sa chaleur : vie
La chèvre blanche et son lait, traire et boire : naissance
La typologie de certains personnages : boucles de Heidi, chapeau d’Ursli.
La cloche d’église (dernière phrase du premier livre de Heidi : « Les cloches qui, le matin, les avaient appelés de la vallée, les accompagnèrent de nouveau de leur chant paisible jusqu’à la cabane qu’ils aperçurent bientôt, illuminée des rayons du soleil couchant, comme si elle aussi avait revêtu ses habits du dimanche ».
Les sonnailles au cou des animaux lors de la montée au chalet : la résonance des champs et l’appel du clocher. L’admiration pour la grande cloche : boucle comparable à l’éclat de l’or ; fleurs des Alpes sur la courroie ; pureté du son dans le silence des hauteurs. Coussin de l’enfant Ursli, désireux de ramener la grosse cloche des sommets, tel le fruit du sommeil.
La neige et les souliers à clous confectionnés par le père d’Ursli.
Les sapins bleus et les montagnes roses. Couleurs des vêtements des parents de Ursli.
Les fleurs et le bestiaire.
La maison familiale et la fontaine du rendez-vous social.
Le lit de paille du chalet ; la lanterne et la nuit.
Le chaudron et le feu.
Le pain de seigle (dur comme du bois) et les petits pains blancs pour la grand-mère de Heidi.
Le rouet et le drap : les habits.
Le village du bas (Dörfli) et l’alpage.
Ce sont les analyses de ces éléments étudiés dans leur contexte littéraire qui raconteront la nature si singulière de ces ouvrages.
Serge Desarnaulds
Photographies : © Denis Ponté
(haut page) |
|
NOTE : a
01) Village
02) Parent, logis, enfant
03) Travail de Ursli
04) Copains de Ursli
05) Réception des cloches
06) Déception devant la petite cloche
07) Montée à l’alpage, pont de bois et accès au chalet
08) Découverte de la grande cloche servant d’oreiller à Ursli qui s’endort
09) Bestiaire observant
10) Descente de l’alpage
11) Tristesse et attente des parents près du chaudron après l’appel à la lanterne dans la nuit
12) Retour à la maison
13) Cortège autour de la fontaine
14)Repas de retrouvailles
(haut page)
|
|
|
|